תמונות בעמוד
PDF
ePub

ÉTUDE ANALYTIQUE DU CONTE. LES THÈMES ET LA PHILOSOPHIE 375

le christianisme du rang qu'il avait encore dans l'opinion de ses contemporains et rejoindre toutes les superstitions désuètes. La notion même d'inspiration ou de communications directe avec Dieu lui apparaît vide et avilissante. Ce qui caractérise le Conte du Tonneau, plus qu'aucun livre au monde peut-être, c'est la totale et saisissante absence du divin; pas plus que l'auteur de Peter n'eût pu comprendre les Elévations sur les Mystères, pas davantage le peintre de Jack n'eût pu sentir ce qu'il y a de force spirituelle dans le Serious Call de William Law ou surtout dans son ardent Way to Divine Knowledge plein de cet intuitionnisme à la Jacob Boehme qui est répudié d'ores et déjà par le Conte1. Ni les manifestations religieuses tangibles, ni les effusions personnelles et secrètes n'ont de sens pour lui; l'homme est arrogant et dément non seulement lorsqu'il prétend toucher Dieu, mais encore lorsqu'il ose penser à lui. Les Thoughts on Religion où l'on croirait que Swift a voulu contredire, ou du moins fortement atténuer, les conclusions du Conte, sont caractéristiques à cet égard: Dieu n'est pour lui qu'une entité dont il a de son plein gré accepté l'autorité dans sa vie séculière, douée d'un sens national et social plus encore que moral et dont il n'a jamais senti à aucun degré la présence troublante. Le puissant éveil religieux que sera le méthodisme aurait été pour lui incompréhensible et dangereux, il l'eût, selon toute vraisemblance, combattu avec acharnement. Swift appartient à sa génération, froide et raisonneuse plus que rationaliste, car elle se défie de la science et de toute philosophie qui n'est pas la sienne, mais il dépasse sa génération dans ce caractère même et exalte ses qualités négatives jusqu'au niveau de la puissance; sa haine de l'enthousiasme engendre chez lui une inexorable véhémence, mais mise au service des forces de résistance et d'immobilité. La religion est une organisation morale et nationale et l'Église, admise et conçue sous les seules espèces de l'Église Anglicane, le plus vénérable des

1 Boehme est mentionné dans la section V avec les théosophes: «he (Homer) seems to have read but very superficially, either Sendivogius, Behmen or Anthroposophia Theomagica. » Quant à l'intuitionnisme lui-même, sous la forme surtout que lui donne Law (« All true knowledge, either of God or Nature, must be born in you. You cannot possibly know anything of God but so far as God is manifested in you; so far as his Light and Holy Spirit s born in you, as it is born in him and liveth and worketh in you as it liveth and worketh in him ». Way to divine knowledge, ed. 1752, p. 121), Il se trouve visé par avance dans l'éolisme, la digression sur la folie et le discours sur l'opér. méc. de l'esprit. Nous remercions ici M. Koszul qui a aimablement appelé notre attention sur le « Way to divine knowledge» de Law.

corps constitués. Il servira sous les couleurs de Dieu comme sous celles d'un chef à qui l'on a librement juré fidélité, mais Dieu est inséparable de l'Église, de son Église à lui, vicaire de Laracor et futur Doyen de Saint-Patrik. Et s'il avait jamais entrepris de se définir Dieu, Swift se serait répondu dès l'époque du Conte du Tonneau: Dieu est le soutien de l'Église, le défenseur des Trente-Neuf articles l'irréconciliable adversaire de la Conformité occasionnelle, ainsi que des Presbytériens, Baptistes et Papistes, des déistes et des librespenseurs. Dieu sera l'ennemi de Bishop Burnet comme celui de Tindal, de Toland et de Collins; il est une force destructive salutaire dont la nation ne pourra jamais se passer. Swift ne permet pas à Dieu de prendre une forme sensible, peut-être parce que son intelligence (intelligence au fond comparable, bien qu'opposée, à celle de Pascal) se hâte de venir au secours de sa sensibilité rebelle; il conçoit peut-être, au fond, que cette immensité pourrait envahir l'esprit de l'homme, et il se hâte de fermer son âme à l'effroi et ses oreilles au « silence éternel des espaces infinis ». Il borne volontairement sa vision par l'horizon le plus temporel, et s'y enferme avec obstination, conservant à part soi cette consolation suprême et morne d'enserrer toute l'humanité, qu'il méprise déjà, dans ce cercle de fer.

:

CHAPITRE VI.

VUE D'ENSEMBLE ET CONCLUSION

DIGRESSION SUR LA FOLIE.

Le développement du thème allégorique nous a amenés de deux côtés différents, à une même impasse: à la double folie des trompeurs et des illuminés. La satire religieuse qui est l'objet essentiel du Conte nous conduit à constater, au bout de ce sondage spirituel, l'inéluctable fond d'inanité auquel se heurte la pensée dans son plus prétentieux effort. Mais cette folie que l'on sent plus aiguë là qu'ailleurs n'est pas le privilège exclusif de la spéculation religieuse, elle s'étend à tous les domaines de la pensée et de l'activité humaine. Cette conclusion dernière n'était peut-être pas dans le plan primitif du Conte, elle a dû être étrangère aux premières méditations de Trinity ou même de Kilroot; elle n'a dû se formuler dans l'esprit de Swift que plus tard, à Moor-Park surtout où elle s'est renforcée de l'appoint d'expériences amères et nourrie de souvenirs humanistes. Car les lectures de Swift comptent pour une large part dans cette généralisation dernière de sa pensée, sa connaissance de l'humanité consistant à cette époque au moins autant dans la connaissance des livres que dans celle des gens. Trinity College était un monde plus qu'à demi-livresque et Sir William Temple l'humaniste vivait encore au milieu des belles lettres: l'épisode de la Bataille des Livres le prouve bien. Cette atmosphère féconde en fables et en concepts, en productions littéraires de toute sorte était donc une riche mine pour la curiosité insatiable de Swift; curiosité déjà foncièrement critique qui lui permettait aussi de juger de haut la plupart de ces livres dont beaucoup, pour le plus grand avantage du Conte, ne consistaient qu'en un savant fatras. L'habitude de dominer ses « auteurs » dut se développer rapidement chez le secrétaire de Sir William et s'étendre même à de nombreux ouvrages pour lesquels elle était quelque peu injustifiée. Dans les poètes et historiens anciens eux-mêmes qu'il révérait, il fut conduit à rechercher les faits et idées absurdes qui y étaient soit dénoncés, soit implicitement condamnés. Sa quête ardente de liseur fut donc,

avant tout, celle d'un critique ou plus exactement d'un « moraliste ». Et toutes les nouvelles découvertes faites ainsi, tout le vaste butin accumulé, passaient dans l'œuvre en formation dont non seulement les proportions s'amplifièrent, mais dont l'objet se modifia; la querelle des anciens et des modernes y introduisit, plutôt que des préoccupations littéraires, des réflexions générales, mais nombreuses et nourries, sur les auteurs, et la lecture de Bacon, de Montaigne, de Burton et d'Erasme une philosophie «< surérogatoire » de la folie qui est comme le couronnement de l'édifice.

Mais cette philosophie mûrie à loisir au cours de tant d'années déborde le cadre des « Sections » narratives ou digressives et complète l'architecture de l'ensemble sous forme de contreforts et d'arcsboutants dans les deux Dédicaces, l'Avertissement de l'éditeur au lecteur, la Préface, l'Introduction, l'Apologie de 1710 et les deux séries de Notes en marge ou au pied des pages. Craik a fort bien montré quelle gradation puissante forment les quatre premiers de ces horsd'œuvre apparents, si bien reliés au livre même et faisant partie de lui. La Dédicace à « Lord Somers» semble n'être qu'un manifeste littéraire, condamnant (comme devait le faire bientôt Pope aussi, à plusieurs reprises) la vile coutume de la flagornerie à l'égard des puissants Mécènes de la part des auteurs miséreux et rampants, et employant un subterfuge habile pour louer cependant son protecteur à lui (que chaque esprit de mérite désignerait après soi-même aux suffrages des autres et qui recueillerait ainsi le plus de voix); — mais il y a déjà une note par laquelle ces quelques pages s'élèvent au-dessus de la mode littéraire ou du lieu commun: un jugement définitif sur les Dédicaces qui ont pour objet de tromper l'historien futur et de présenter à la Postérité une galerie mensongère de «< caractères» et portraits. Puis dans la Dédicace au Prince Postérité (en réalité antérieure d'un an ou deux à la précédente1 Swift adopte nettement la manière ironique pour achever de tourner les Dédicaces en ridicule, mais surtout pour confondre toute la littérature du temps dans un même et absolu mépris: que le Prince ne se laisse pas abuser par son inflexible et cruel précepteur le Temps qui fauchera sans pitié tous les livres de l'époque présente, les vouant tous à une mort certaine», tuant les nouveaux-nés avec barbarie, avant qu'ils aient appris encore assez de mots de leur langue maternelle pour demander

1 La dédicace à Somers (voir plus haut, ch. I) date de 1702 au plus tôt et la dédicace au prince Postérité vraisemblablement de 1699-1700.

ARCHITECTURE PHILOSOPHIQUE DU CONTE

379

miséricorde, en étouffant d'autres dans leur berceau, d'autres, les plongeant de terreur dans des convulsions mortelles, d'autres, les écorchant de la tête aux pieds, offrant des multitudes entières à Moloch et laissant le reste, flétri par son souffle, mourir de langueur et de consomption. Ce passage allégorique, assez heureux, aboutit déjà a un trait digne des meilleures pages du Conte: ces œuvres se succédant avec tant de rapidité ressemblent aux formes multiples et diverses dessinées sur le ciel par les nuages mouvants: ours, ânes, dragons et s'évanouissant aussitôt qu'elles sont apparues, et le papier dont sont faits ces livres sert à des usages sans nombre dans les maisons des quartiers infâmes et jusqu'au fond des égoûts de Londres: s'ils n'ont, comme les hommes, qu'une façon de naître, ils en ont mille pour mourir. Par là, la seconde Dédicace, plus largement que la première étend, au-dessus des allusions personnelles, la portée de la satire: toute la littérature actuelle n'est qu'un vain étalage, parce qu'elle n'est que littérature. Les sciences et la philosophie ne sont pas plus épargnées dans la Préface, où, sous la figure de la Grande Académie en voie d'organisation (laquelle détournera dans de savantes études telles que l'Art de la salivation, celui de chevaucher les dadas, la culture de l'Hypocondrie et la Pédérastie, les forces dangereuses pour l'état et la religion des Wits contemporains que le Conte du Tonneau va s'efforcer, en attendant, de divertir un instant) est certainement visée la Royal Society 1 mentionnée ailleurs sous le nom de Gresham

1 Nous le croyons du moins, bien que cette identification ne soit pas courante (et que Guthkelch et Smith s'abstiennent eux-mêmes de la faire). Il ne peut s'agir là, en effet, du projet d'une Académie des Belles-Lettres conçue sur le modèle de l'Académie française que Swift défendra plus tard fort sérieusement (Proposal for correcting, improving and ascertaining the English Tongue) dans une lettre à son ami Oxford, alors High Treasurer (1712), car l'ironie de Swift paraîtrait tout à fait déplacée, et rien ne peut d'ailleurs nous induire à croire qu'il eût conçu déjà ce projet au moment où il écrivait la Préface. Au contraire, les attaques contre la Société Royale sont chez lui toutes naturelles, puisque son adversaire Bentley en est membre depuis 1692, et du reste, on l'a vu, très fréquentes; de plus, ces reproches singuliers (engouement pour l'étranger et ses mœurs corrompues « a Pederastick School with French and Italian masters ») sont tout à fait de l'ordre de ceux que les adversaires de la Society lui adressaient depuis longtemps. Voir par exemple le curieux pamphlet de Stubbe (Dr Henry) Physician at Warwick ». Campanella revived or an Enquiry into the History of the Royal Society, whether the virtuosi there do not pursue the Projects of Campanella for the reducing England into Popery; Lond., 1670, où l'auteur, avec acharnement, faisait un grief aux membres de la société de pact ser avec les étran

« הקודםהמשך »