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veau

au sérieux ce jeune premier tragique qui s'offre brusquement à nous sous les traits de Swift? Certes, il semble parler de l'amour avec ferveur: « Pour sûr, Varina, vous n'avez qu'une pauvre conception des joies qui accompagnent un amour véritable, honorable, sans bornes; cependant si la nature ou nos ancêtres ne nous ont pas grossièrement abusés, toutes les autres choses sublunaires ne sont qu'ivraie en comparaison. Est-il possible que vous soyez encore insensible à la perspective de ravissements et de délices si innocents et si sublimes? Croyez m'en, Varina, le Ciel ne nous a rien donné d'autre qui vaille la peine d'y penser... La seule félicité qui soit donnée à la vie humaine, nous l'étouffons sous d'intolérables complications et des formalités barbares. Cette élévation sur l'amour et ses ineffables délices n'est pas insincère; Swift ici ne folâtre plus et pourtant ces paroles qui voudraient être ardentes ne sont que solennelles comme un plaidoyer ou un sermon. Swift exalte la passion, mais en elle-même et presque indépendamment de la jeune fille à qui il s'adresse. C'est ici son cerun peu fumeux qui parle, plus que son cœur, et sa pensée, de son propre mouvement se généralise: Rien d'autre, dit-il, ne vaut la peine qu'on y pense. Et il poursuit aussitôt : « L'ambition, un grand train, des amis, de la fortune, tout cela est insipide et sans attrait auprès (de l'amour), et pourtant, nous perdons sans cesse des millions de minutes si merveilleuses, nous les perdons pour toujours, nous les perdons irréparablement, à seule fin de satisfaire de vains. fantômes et de trompeuses imaginations, des froideurs affectées et une humeur acariâtre. Voilà tous les déplorables encombrements que nous, qui nous distinguons du vulgaire, nous créons sottement pour notre tourment. » L'amoureux a cédé la parole au moraliste, au satiriste, qui part en guerre contre toutes les sottises humaines et en oublie une fois de plus, comme au début de la lettre, sa bien aimée. Mais l'aime-t-il seulement? Pas assez à coup sûr pour ne voir en elle que vertu et beauté, pour l'idéaliser par la passion, pour renoncer en sa faveur, au plaisir d'observer, d'analyser avec une impitoyable acuité: « Par le ciel, Varina, vous avez plus d'expérience et moins d'innocence virginale que moi. » Il a vu le défaut essentiel de cette nature féminine, le dénonce avec insistance et l'explique avec une froideur méthodique qui n'est plus d'un dameret: «Est-ce que votre conduite ne ferait pas croire que vous êtes formidablement habile à tous ces jeux politiques de l'intrigue? L'amour, s'il s'y joint le fiel d'une discrétion excessive, est pire mille fois que sans discrétion du tout. C'est un élément particulier de la nature que l'art

LA PREMIÈRE LETTRE A VARINA

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peut souiller mais non point embellir. Nous en avons tous la semence implantée en nous, et elle n'a nul besoin pour croître et prospérer des cours et de la fortune. Résister au début à la violence de nos inclinations, est un effort de renoncement qui peut avoir quelques prétentions à passer pour une vertu; mais quand ces inclinations sont fondées sur la raison, quand elles ont jeté de profondes racines et se sont élevées à une réelle hauteur, c'est une folie folie aussi bien qu'injustice, de résister à leurs injonctions; car cette passion a cette propriété spéciale d'être le plus digne de confiance quand elle atteint à ses extrémités, et il est aussi facile d'être induit en erreur par les excès de la piété que par ceux de l'amour. » L'homme et la femme plus encore, sont trompés par leur défiance, abusés par leur fausse sagesse. Les prudes sont des sots s'ils sont sincères; une vertu excessive n'est pas qu'une duperie, elle devient une sorte de vice. Encore une écaille qui doit tomber de nos yeux, comme de ceux de Varina la coquette. Si Swift, dans cette nouvelle chasse aux erreurs et aux préjugés, s'arrête avant la fin de sa course et respecte une illusion: l'amour, s'il laisse ainsi, cette fois, subsister de la noblesse dans la nature humaine, s'il s'incline geste rare et devant à peine être renouvelé devant l'idée d'une générosité native, inhérente à notre espèce, il constate déjà du moins qu'il ne la trouve pas dans la personne chez qui il la cherche. L'amour idéal se dérobe devant lui comme une abstraction, quand il veut le trouver personnifié en un être individuel et vivant.. Il aperçoit déjà que toute chair a sa faiblesse. Faiblesse même qu'elle aime, comme Varina aime son indolence et ses malaises, par dessus tout et particulièrement, par dessus celui qu'elle prétend aimer, et dont l'amour la guérirait. « Il est vrai que vous connaissez la maladie depuis plus longtemps que vous ne me connaissez, moi, et c'est pourquoi sans doute, il vous est plus pénible de vous séparer d'elle, comme d'une plus ancienne connaissance. » Non, Swift n'aime pas Varina. Et il n'est peut-être pas superflu, avant de quitter des yeux cette lettre, de remarquer que pas une fois Swift ne le lui dit : il garde au milieu de ses protestations et de ses reproches, assez d'inconsciente sagacité (la chose ici paraît possible) pour laisser à celle qu'il apostrophe la responsabilité de leur aventure. Le satiriste en Swift, déjà à cette époque si puissamment développé, a pris, sans le vouloir tout à fait, mais très réellement, sa revanche sur l'amoureux et s'est joué de lui.

Cette lettre si instructive sur l'état d'âme de Swift, nous apprend aussi, nous l'avons vu, qu'il songe déjà à quitter Kilroot où il ne se

trouve guère depuis plus d'un an, et qu'il est repris par son rêve d'ambition de Moor-Park pourtant si douloureusement rompu, il y a deux ans à peine. S'il ne peut supporter les temporisations, cependant bien peu prolongées encore de Varina, il ne supporte pas davantage la solitude de l'Ulster; les mois lui paraissent des siècles. Puis, à distance, Moor Park se réhabilite à ses yeux et s'idéalise à nouveau; là, du moins, son esprit trouvait abondante pâture et n'en était pas réduit à de frivoles expériences, à une futile recherche de diversions. Être un simple visiteur dans les plus nobles maisons ne lui suffit pas; il lui faut un point d'attache et des possibilités sérieuses de travail. Swift, selon ses propres termes 1, « se lassa» bientôt de cette existence trop vide: Temple lui faisant de nouvelles avances, il demanda à son évêque «l'autorisation d'absence» et, sans abandonner encore sa prébende de Kilroot, qu'il fit provisoirement confier à son ami Winder, recteur de Carnmoney, il partit une troisième fois pour Moor Park. Son départ de Kilroot fut diversement commenté, en raison surtout de ses relations avec Varina, et servit par la suite de thème à deux légendes contradictoires, déjà examinées en leur lieu : celle de sa fuite honteuse devant des poursuites judiciaires provoquées par sa tentative de rapt, et celle de son départ généreux, motivé par le seul désir de céder à un contrère âgé et accablé de charges un bénéfice plus avantageux. La vérité ici encore est entre les deux extrêmes: Swift, s'il ne fut pas un ravisseur, voulut du moins s'arracher par de vives distractions au tumulte sentimental qu'il nous a révélé plus haut, et s'il ne partit pas au galop pour l'archevêché de Dublin 3 sur la jument noire de Winder, afin de demander le transfert immédiat de son bénéfice entre les mains de celui ci, s'il n'y eut en réalité, ni décision subite, ni jument noire, ni confrère pauvre et âgé, il est bien vrai que Swift fut heureux, avant de quitter Kilroot, de contribuer à faire améliorer la situation de son ami Winder. Il nous le confie, de manière trop peu circonstanciée, dans son Fragment ; il y fait allusion, simplement et amicalement, dans une lettre qu'il écrivit

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1 Fragment autobiogr. «...of which growing weary in a few months, (légère exagération) he returned to England. »

2 Cf. Livre I, p. 65-67 et Livre II, p. 192.

3 Le bénéfice de Swift dépendait du reste de l'évêque de Down et Connor et non de l'archevêque de Dublin.

4 << resigned his living in favour of a friend who was reckoned a man of sense and piety, and was besides encumbered with a large family »

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LE DÉPART DE KILROOT

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à Winder deux ans plus tard 1. Le Rev. John Winder ne devint en effet titulaire de la prébende de Kilroot qu'en mars 1698, mais il ne s'y installa même pas alors, le presbytère de Swift étant trop petit pour contenir toute sa famille, qui continua à habiter Carnmoney. Swift devait échanger quelques lettres avec son successeur et garda de lui un souvenir empreint d'une bonté un peu protectrice. Il eut cependant aussi besoin de lui, car Winder demeurait à Kilroot le dépositaire de tout ce qu'il y laissait: des livres, des papiers, des souvenirs, une réputation. Parmi les livres, il devait lui être facile, de Moor-Park, de faire un choix et de se faire envoyer ceux-là seuls auxquels il tenait ; mais pour les papiers il était obligé déjà de s'en remettre à la discrétion et à la fidélité de son ami qu'il priait de brûler des liasses de lettres écrites « dans sa jeunesse » et fort gênantes pour lui3; pour les souvenirs enfin qu'il laissait autour de sa première paroisse, il fallait bien qu'il se résignât à les laisser effacer par le temps, bien que non sans quelque regret et sans prier Winder de l'informer des progrès de ses rivaux. A distance, Kilroot allait lui paraître parfois moins lugubre; avec l'aide, songeait-il, et le voisinage d'un bon ami comme Winder, il eût pu, au fond, s'en accommoder mieux. Mais l'absence effacera ces derniers regrets, et la dernière lettre à Varina nous montrera bientôt tout le chemin parcouru loin d'elle. Kilroot fut à tous les titres un poste de début et Swift progressait à pas de géant. Les expériences faites là ne pouvaient plus être recommencées, ni même continuées; le génie de Swift, plus encore que le cours de sa vie, le condamnait déjà à procéder par brisures successives et irrémédiables.

1 Lettre écrite de Moor-Park, 4 avril 1698. Publiée, comme la suivante, du 13 janvier 98-9 pour la première fois par Elr. Ball, bien qu'en partie citée déjà dans Forster.

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2 Cf. Lettre du 13 janvier 1699.

I remenber those letters to Eliza » (probablement, pense Elr. Ball, la Betty Jones de son premier flirt à Leicester). They were writ in my youth. You might have sealed them up, and nobody of my friends would have opened them. Pray burn them.

4 Lettre à Winder 13 janv. '99: « And believe, had I been assured of your neighbourhood, I should not have been so unsatisfied with the region I was planted in. »

CHAPITRE IV

TROISIÈME SÉJOUR A MOOR-PARK.

(mai 1696-été 1699).

Aussi, ce troisième et dernier séjour chez Temple n'allait-il pas être qu'un simple recommencement. L'humble subalterne, le «serviteur>> de la première période, le secrétaire tour à tour estimé et négligé de la seconde, revenait cette fois comme un invité, comme un ami, dont la collaboration, appréciée déjà et regrettée, devenait presque indispensable, comme un homme, aussi, qui se trouvait à l'extérieur nanti d'une indépendance réelle à laquelle il pourrait recourir à la première alarme. Ce changement dans la situation de Swift est fort bien défini par Craik, et peut-être même un peu trop accusé. Car le document, sur lequel il se fonde, ainsi que les autres biographes, la lettre à destinataire inconnue que l'on possède depuis Deane Swift, est un peu moins probant qu'il n'a pu le paraître. Cette lettre, traditionnellement datée de 16962, n'a pu être écrite, ainsi que le montre Elrington Ball qu'en 1698, puisque le voyage du Czar à Londresà laquelle il est fait allusion comme à un évènement présent n'a eu lieu que cette année-là. Si donc cette lettre presque certainement adressée à Stella indiquait

1 vol. 1, ch. III.

2 encore chez Forster et chez Craik.

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Elrington Ball remarque avec ingéniosité et raison, que l'évidence interne conduit à croire que la destinataire est, non la sœur de Swift, mais << Stella ou sa mère ». Il nous semble que l'on peut éliminer encore la mère de Stella à qui s'appliquerait assez mal le passage: Robert says the Czar is here, and is fallen in love with you and desires to carry you to Muscovy. Cette taquinerie ne peut guère s'adresser qu'à Stella qui a maintenant quinze ans et dont la beauté s'épanouit chaque jour. L'amitié un peu protectrice de son précepteur autorise fort bien ce badinage qui serait au contraire quelque peu déplacé à l'adresse de Mrs. Johnson.

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