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a vie ni l'œuvre de Swift n'ont échappé aux déformations - involontaires ou systématiques inhérentes à tout effort de reconstruction. Swift a été recréé à l'image de bien des peintres divers et ses écrits interprétés en des sens différents ou contradictoires, soit que la déformation vînt d'un parti-pris, d'un caprice ou d'une humeur, ou qu'elle émanât d'une conception a priori et d'une philosophie de l'histoire.

Auguste Angellier, dans son beau livre sur Burns a montré de façon décisive les insuffisances et les dangers du déterminisme dans ce domaine particulier de l'histoire biographique de la critique littéraire. L'évocation d'une existence individuelle en effet est astreinte à de plus complexes obligations que l'histoire plus impersonnelle d'une institution ou d'un événement politique; car il ne suffit plus ici d'établir des enchaînements d'effets et de causes, il faut encore que l'analyse pénètre cette matière vivante sans en détruire les liens organiques et sans la rendre inerte ;?il faut aussi que dans le jeu des influences qu'elle discerne demeurent sans atteinte l'originalité du génie, la liberté inaliénable de la fantaisie créatrice. D'autre part, une méthode toute subjective et intuitive présente, cela va sans dire, une part au moins égale de dangers. Elle peut même r'être pas moins systématique, car le critique intuitionniste est exposé à trouver l'explication qu'il recherche dans les éléments mêmes vers lesquels il se sent plus particulièrement attiré, à être ainsi la dupe de son tempérament, de ses inclinations personnelles. Nous rencontrerons mainte fois ces deux genres de déformation dans les représentations diverses de Swift que nous offre l'histoire, déformations accrues encore dans les deux cas par la nature particulière du sujet. Car il n'est peut être pas de « matière » s'accommodant moins d'une méthode à procédés que l'œuvre et la vie de Swift. Qu'il nous soit permis ici de présenter sous la forme rapide d'impressions anticipées ce qui apparaîtra plus tard, dans le corps du livre, sous la forme de résultats. Considérée même du point de vue formel des catégories littéraires, l'œuvre de Swift semble indéfinissable et se range malaisément, par la confusion qu'elle réalise de tous les genres, dans

aucun cadre; or, cette apparence de complexité prend un sens réel dès que l'on considère le fond même de cette œuvre et l'inspiration: Swift, appelé tour à tour poète, philosophe, historien, pamphlétaire, dialecticien est tout cela à la fois sans l'être au sens exact d'aucun de ces mots, et il est tout autre chose encore. L'enchevêtrement, dans l'œuvre de Swift, de tous les genres, n'est qu'une expression de la ‹complexité » de son esprit, complexité à peu près égale et constante qui embrasse le tout de sa vie et qui ne permet que l'on en détache une fraction pour l'étudier à part, qu'à la condition de l'avoir au préalable éclairée par un examen de l'ensemble et de la commenter par ce qui précède et ce qui suit. Jeunesse, âge mûr, années de lutte politique ou jours de retraite studieuse, nous retrouvons partout dans cette vie, si c'est Swift seul qui nous occupe, la même forte unité et des caractères demeurés identiques. De même, son œuvre présente cette étonnante singularité d'avoir dès le début et jusqu'à la fin la même plénitude et une force à peu près égale. Cet esprit, dès qu'il se manifesta, parut s'être muni d'emblée de toute sa puissance. Ses Juvenilia sont moins en tête de son œuvre 1, qu'ils ne l'escortent d'un bout à l'autre (et en groupes plus denses encore vers la fin) sous la forme d'amusantes puérilités, tandis que son premier livre est comme le dernier mot d'une expérience chargée de siècles. Cette immédiate et définitive maturité est une des marques de son génie, et contribue pour une large part à l'unité de son œuvre. C'est ce qu'une étude de la « Jeunesse » aboutit inévitablement à montrer : sous le tumulte candide et la confusion inexperte des premiers poèmes, des vers << Pindariques », percent déjà les sentiments profonds et les idées dominantes qui vont, presque au même moment, se frayer une issue violente dans les écrits en prose, dans le Conte du Tonneau qui est en nombre de ses parties et dans quelques-uns de ses éléments essentiels, leur contemporain. Et l'on peut à peine dire que ce Conte soit l'aboutissement d'une « évolution » car son éclosion est trop précoce, et les événements de la vie se sont intégrés en lui, plutôt qu'ils ne l'ont indirectement et mécaniquement déterminé. De même, dans l'ensemble de la vie, on discerne des « moments » sans doute comme dans tout déroulement, des directions diverses et des tournants, mais nulle apparence d'élargissement ou de progrès en profondeur, rien

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1 Car le « Tripos », où la part de Swift du reste est infime, est aussi négligeable (sans l'être plus) que les calembours scriblériens et les «< anglo-lat. », inspirés vers la fin par l'amitié de Sheridan.

ASPECT DE L'ŒUVRE DE SWIFT

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qui ressemble à une croissance continue ou à un épanouissement. Le meilleur de Gulliver était déjà contenu dans le Conte, et présent dans les poèmes ainsi que dans les lettres; il est un développement dans certains sens et un resserrement, un repliement dans d'autres. Flux et reflux de marée, plutôt que course grossissante d'un fleuve de sa source à la mer. Vue de loin cette œuvre et cette vie sont coinme une indivisible masse, dont le mouvement intérieur intense ne fait cependant saillir ou ne détache aucune partie, et qui prend elle-même l'aspect d'une puissante immobilité.

Si compacte et si une, qu'elle semble ainsi se suffire à elle-même. Non qu'elle manque de rapports ou de liens avec ce qui l'entoure : au contraire peu d'œuvres littéraires furent autant une série d'actes vivants, nés de l'occasion et mêlés à la lutte. Elle fixe pour nous toute une ère historique. On ne saurait donc l'étudier ni la comprendre à part des événements parmi lesquels elle se situe. Mais ce rapport d'intime corrélation est d'une nature originale : au lieu d'être simplement le produit de ce demi-siècle d'histoire, l'œuvre de Swift dans une mesure au moins égale, en constitue l'armature. Elle produit, transforme, unit, divise — elle est une force qui pénètre et se laisse difficilement pénétrer. Swift, dans le domaine de l'esprit et des lettres autant que dans celui de la politique, fut une nature exceptionnellement dominatrice et « active », et rebelle aux influences, ce qui n'apparaît jamais mieux que là où il utilisa des thèmes empruntés, thèmes dont la forme originelle même la plus extérieure s'évanouit dès qu'il y touche ce qui n'apparut jamais mieux dans sa vie politique, que lorsqu'il se fit l'instrument, pourtant fidèle, des desseins d'autrui. L'explication véritable de l'œuvre de Swift semble donc aller de cette œuvre aux circonstances, autant et plus que des circonstances à cette œuvre. L'interprétation pour être fidèle, devrait saisir toute la complexité de l'œuvre d'une manière presque simultanée et de tous les points de l'horizon historique à la fois.

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Il faudra du moins se garder, Į our l'étude de la jeunesse, comme pour celle des autres périodes d'isoler trop les moments, d'établir entre eux de trop étanches cloisons. De même que le Conte de Tonneau explique Gulliver, de même les «Pensées sur la religion », l'« Argument contre l'abolition du christianism e»> ou le « Jour du Jugement » expliquent le Conte du Tonneau. Pareillement, le séjour à Kilroot, qui eut lieu au cours de la 26e année, est éclairé de manière inattendue, mais précieuse par «l'Introduction à la Conversation courtoise » écrite à soixante ans. Les anticipations et les réflexions

rétrospectives, souvent dangereuses, sont ici nécessaires dans une assez large mesure, et seule une connaissance familière du sujet peut à la fois déterminer les moments où elles sont opportunes, et leur assigner des limites. L'examen minutieux d'un fait ou d'une page semble demander presque simultanément, une vision panoramique de l'ensemble.

Cela est si vrai, que le génie de Swift fut rarement plus déformé par l'histoire que lorsque ceux qui l'écrivirent étaient trop proches encore de lui dans le temps, et que le champ de leur vision était trop limité. Parmi les jugements si divers et contradictoires que l'on porta sur Swift, les plus faux ou les plus puérils émanent de ses contemporains, et rien n'est plus curieux, que de suivre, à travers près de deux siècles, les transformations successives, à la fois de la critique et de l'histoire << swiftiennes ». Car les fausses perspectives défigurèrent parfois la vie autant qu'elles travestirent l'œuvre, et il y eut tout autour de Swift une floraison de légendes qui durèrent quelquefois plus longtemps que les interprétations erronées ou étranges de ses écrits. Tous ceux qui parlèrent de Swift, eurent en même temps que leur propre opinion sur ses ouvrages, leur conception particulière de sa vie, de sorte que biographes et critiques se confondent les uns avec les autres, et qu'il importe d'examiner avec autant de circonspection leurs témoignages que leurs jugements. L'étude des sources biographiques de Swift est donc inséparable de l'histoire des destinées de son œuvre, - et l'une et l'autre sont également utiles ou indispensables à la complète intelligence du texte et de l'auteur.

En effet, la corrélation étroite, chez un même biographe ou critique, entre l'arrangement des faits et l'interprétation des écrits, comporte toujours un enseignement qui peut être précieux, même lorsqu'il est négatif : il nous met en garde, nous oriente, redresse et précise notre jugement. Par exemple, le mariage secret de Swift et de Stella constitue pour Orrery un moyen de faire ressortir l'orgueil implacable de Swift, tout comme sa dissertation sur les Yahoos veut démontrer la corruption de son cœur et de son esprit. Cette même légende devient, au contraire, entre les mains de Delany, l'obstiné défenseur et admirateur, une preuve de la pureté morale de Swift, tout comme les conclusions qu'il tire de la lecture de Gulliver ou même du Conte du Tonneau. Delany appuie de même ses réflexions sur la quatrième partie des « Voyages » de détails particuliers sur la toilette de Swift. Dans Walter Scott, anecdotes et déductions, récit et critique concourent admirablement à rehausser la couleur roman

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