תמונות בעמוד
PDF
ePub

EXAMEN CRITIQUE

D'UNE TRADUCTION

DE QUELQUES PAGES DE CHINOIS

RELATIVES A L'INDE

Nous sommes heureusement loin de l'époque où l'on croyait généralement, en Europe, que l'étude de la langue chinoise exigeait, en Chine même, la vie entière d'un lettré. M. Rémusat a puissamment contribué, par ses ouvrages et son enseignement, à dissiper ce préjugé, et s'il est partagé encore par quelques personnes instruites, c'est qu'elles n'ont pas pris la peine d'examiner la question. Cette opinion serait fondée si, pour parler, lire et écrire le chinois, il était nécessaire d'apprendre les quarante-deux mille caractères dont se compose le grand dictionnaire, publié en trente-deux volumes in-8°, par ordre de l'empereur Khang-hi. Or on ne trouverait certainement pas en Chine un seul lettré qui fût capable d'un si prodigieux effort de mémoire. Mais il est aussi inutile à un Chinois ou à un Européen de connaître et de pouvoir écrire tous les caractères du Khang-hi-tseu-tien (dictionnaire de Khang-hi), qu'à un étranger qui étudie notre langue, de posséder tous les mots du dictionnaire français de Boiste, dont la nomenclature est trois fois plus riche. Si le plus complet de nos dictionnaires renferme, dit-on, cent vingt-quatre mille mots, on peut affirmer, sans crainte d'être démenti, qu'un étranger qui en connaîtra seulemeut trois ou quatre mille, sera en état de lire la majeure partie

Extrait du Journal Asiatique de Paris, mai 1864.

des auteurs français. Plus de cent mille mots sont des termes relatifs aux sciences, arts et métiers, qui ne se présentent que rarement dans les ouvrages littéraires. Celui qui en rencontre dans ses lectures se contente de les chercher dans un bon dictionnaire, et passe outre, sans qu'il lui vienne jamais à l'esprit qu'il ne sait pas encore la langue française, parce qu'il ignore, par hasard, quelques mots de science ou de technologie.

Il en est absolument de même des dictionnaires chinois. Celui de l'empereur Khang-hi serait réduit de quarante-deux mille mots à six ou huit mille, si l'on faisait abstraction d'environ dix mille variantes d'anciens caractères inusités, des noms d'hommes, de lieux, de montagnes et de rivières, et des termes qui se rattachent aux sciences et

aux arts.

Sous la dynastie des Han, dit l'auteur du vocabulaire des King, on exigeait que celui qui se destinait à devenir l'un des historiens de l'empire sût au moins neuf mille caractères différents. Or, comme le corps d'annales d'une époque embrasse, par ordre méthodique, presque tous les sujets qui se rattachent à la littérature et aux sciences, on voit que le nombre des caractères que doivent connaître les hommes les plus savants, diffère énormément de celui que beaucoup de personnes, en Europe, jugent nécessaire à de simples lettrés.

Il est permis de penser que ces derniers n'ont guère besoin que de cinq ou six mille mots pour parler, lire et écrire le chinois. En effet, les quatre livres classiques ne contiennent pas plus de deux mille quatre cents caractères, et cependant, une personne qui les a étudiés avec soin, et qui possède en outre les principes de la construction chinoise, peut entendre, sans secours, presque tous les livres d'histoire, de géographie et de philosophie. En Chine, on exige que les étudiants qui concourent pour obtenir le grade de Kiu-jin (la Licence). aient seulement étudié à fond les quatre livres classiques et un king (livre canonique) à leur choix.

D'après ce qui vient d'être dit plus haut, sous le rapport des mots nécessaires, l'étude de la langue chinoise n'exigerait pas plus de travail que celle d'une langue étrangère, par exemple de l'allemand, qu'on aborde sans crainte et avec la presque certitude de réussir. Mais ce n'est pas dans le nombre des mots, ainsi que beaucoup de personnes se l'imaginent, que consiste la difficulté de la langue dont nous nous occupons. On sait que la langue chinoise est monosyllabique, que tous les mots dont elle se compose ne sont point susceptibles

de ces inflexions qui indiquent, dans les substantifs et les adjectifs, les genres, les nombres et les cas; dans les verbes, les voix, les temps et les personnes. De plus, le même mot peut changer de valeur en changeant de position et devenir substantif, adjectif, verbe actif, verbe passif, verbe neutre ou adverbe. Par exemple, le mot chen, peut

signifier le bien, bon, estimer-bon (approuver) et bien, adverbe. Lorsqu'on connaît suffisamment le mécanisme de la langue chinoise, ce mot est aussi clair, dans ses différentes positions, que les mots latins bonum, bonus, bonum-judicare, bene.

D'où il suit que, pour entendre le chinois, il ne suffit pas de savoir un nombre considérable de mots. Quand on aurait gravé dans sa mémoire les neuf mille mots exigés autrefois pour devenir l'un des historiens de l'empire, on ne serait pas en état de comprendre, avec ce seul secours, une demi-page du texte chinois le plus facile. Pour donner à chaque mot la valeur qui résulte de sa position et saisir le rôle varié des prépositions et des particules qui déterminent les rapports réciproques des mots, il faut avoir étudié la langue rationnellement, avoir analysé et pour ainsi dire disséqué, d'une manière philosophique, les textes les mieux traduits par les missionnaires ou par les savants d'Europe qui les ont pris pour guides. On arrivera alors à saisir avec certitude les valeurs de position d'où dépend en grande partie la connaissance de la langue chinoise. Envisagée sous ce point de vue, elle présente des difficultés d'un genre particulier, mais qui ne sont ni plus graves ni plus nombreuses que celles des autres langues de l'Orient ou de l'Asie. Nous avons vu plusieurs personnes qui, après quelques années d'études sérieuses, se sont mises en état de lire, de traduire ou d'analyser avec toute l'exactitude désirable les textes chinois, anciens et modernes, qui se rapportaient à leurs études. Qu'il me suffise de citer M. Bazin aîné, qui a donné au monde savant un premier volume de drames chinois traduits en entier, prose et vers, et qui se dispose à publier la traduction complète d'un drame célèbre en vingt-quatre actes; M. Théodore Pavie, qui a su mener de front l'étude du sanscrit et du chinois et acquérir en peu d'années une connaissance très-remarquable de ces deux langues, et à qui la littérature est redevable d'un volume de nouvelles chinoises qui se distinguent autant par l'élégance du style que par une fidélité rigoureuse; et M. Biot fils, que ses études précédentes et une connaissance solide de la langue chinoise mettent en état d'exploiter, au profit de la science, les textes écrits en style ancien et relatifs à l'histoire, à la

géographie, à la statistique ou aux arts de la Chine. Les lecteurs du Journal Asiatique ont eu maintes fois l'occasion d'apprécier les mémoires dont il a enrichi ce recueil. Il se prépare à imprimer la Concordance alphabétique des noms de villes chinoises du premier, deuxième et troisième ordre, qui ont changé sous les différentes dynasties. Ce sera à la fois un nouveau titre pour l'auteur, et un service rendu à l'érudition.

Je pourrais ajouter à ces noms celui de M. Edme Méchain (petit-fils de l'astronome du même nom), qu'une mort prématurée a enlevé à la science au milieu de ses fonctions de vice-consul à Smyrne. M. Méchain avait étudié le chinois tout en faisant son droit et n'y consacrait que ses moments de loisir, et cependant, au bout de trois ans, il était parvenu à lire aisément les auteurs. Fils d'un consul général, et voué à la même carrière, il nourrissait l'espoir de devenir un jour consul de France en Chine, et de pouvoir faire servir ses connaissances acquises dans la langue du céleste empire, au profit du commerce, de l'industrie et des lettres. On ignorerait encore son nom, comme sinologue, sans la mention que je regarde comme un devoir de faire ici de son zèle et de ses remarquables progrès dans le chinois.

Il est donc bien établi, et par les exemples que je viens de citer, et par une sorte de notoriété publique, qu'on peut, en général, acquérir en quelques années une connaissance suffisante de la langue chinoise. Mais il est une condition indispensable, c'est qu'on étudiera avec soin les lois de la construction, les principes constants qui déterminent les fonctions grammaticales des mots et qui en modifient la valeur suivant la place qu'ils occupent dans la phrase, le rôle des prépositions, qui tantôt sont significatives comme celles des autres langues, tantôt perdent leur sens usuel pour devenir des marques purement phonétiques de régime, ainsi que je crois l'avoir démontré dans la dissertation qui termine mon édition chinoise-latine du philosophe Meng-tseu.

Si l'on s'affranchissait de ces règles, qui remplacent, aux yeux des sinologues, les inflexions des mots dans les autres langues, et qui sont leur meilleur guide dans l'interprétation des textes, on pourrait s'occuper du chinois pendant de longues années, sans jamais être en état de les traduire fidèlement.

Pour démontrer cette vérité sur laquelle on ne saurait trop insister, j'ai cru devoir soumettre à une analyse grammaticale douze pages de chinois dont la traduction fait partie de quatre articles du

« הקודםהמשך »