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DELILLE

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L'histoire littéraire offre peu d'exemples d'une destinée aussi heureuse que celle de Jacques Delille. Cet enfant de la Limagne, à qui son père, l'avocat Montanier, n'avait pas même laissé un nom, arriva d'Aigueperse à Paris avec une pension viagère de cent écus pour toute ressource. Mais la fortune, cette grande railleuse, le prit amicalement par la main, et, de degré en degré, le fit monter, en quelques années, sur le trône éclatant réservé au génie. Dès que le monarque de Ferney laissa tomber le sceptre, Delille fut roi! « Après la mort de Voitaire, remarque très-justement le critique Duviquet, Delille n'avait plus de rivaux.» On peut ajouter que l'auteur des Jardins était proclamé d'avance l'héritier et le successeur de l'auteur de la Henriade. Quels étaient ses titres à la royauté littéraire? Il n'en avait qu'un la popularité, une espèce de gloire menteuse qui était plutôt une faveur du hasard qu'une récompense du talent. Le jeune Auvergnat n'eut qu'à prendre la plume pour devenir illustre. Au sortir du collége, tout le monde l'applaudit; tout un siècle d'initiative et de progrès, le siècle de la philosophie et de l'esprit, ce xvIIIe siècle inauguré par la raison, cette vaillante époque si fière d'avoir détruit les vieux préjugés, se laissa naïvement imposer la plus incroyable des superstitions; le XVIII° siècle adora Delille. Je ne connais que deux hommes qui n'aient pas été dupes de cette infatuation universelle le critique Clément, que Voltaire appelait le petit serpent de Dijon, et Rivarol.

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A l'apparition des Géorgiques en vers français, il sembla qu'un nouvel astre venait de paraître. La France crut avoir trouvé son Virgile. Déjà plusieurs poëtes avaient tenté de faire passer dans notre langue le poëme latin, mais une pareille entreprise avait été jugée, non pas

très-difficile, non pas impossible: elle avait été déclarée insensée. Racine le fils, à qui le jeune Delille avait parlé de sa folie ambitieuse, ne put s'empêcher de hausser les épaules : « Mon ami Lefranc n'a pas réussi, dit-il, et j'ai prédit à Delille qu'il échouerait. »> Cette prédiction ne tarda pas à être démentie par le suffrage même de celui qui l'avait faite. Racine le fils donna le signal du succès. Bientôt les Géorgiques eurent des prôneurs partout, à Paris comme à Versailles, à Ferney comme à Berlin. Suivant le témoignage de M. Amar, l'auteur des Observations critiques, l'ouvrage triomphant força toutes les portes, même celles des boudoirs car il eut l'honneur « d'être placé sur la toilette et entre les mains des femmes. » Le roi Frédéric de Prusse donna au poëme un brevet d'originalité. Voltaire écrivit à l'Académie pour lui signaler un prodige et la prier de récompenser les talents. « Le poëme des Saisons, ajoutait-il, et la traduction des Géorgiques me paraissent les deux meilleurs poëmes qui aient honoré la France, après l'Art poétique. » Dès cette époque, Jacques Delille serait glorieusement entré à l'Académie française, si le duc de Richelieu n'eût remontré au roi que le počte était encore trop jeune pour être admis au sein de l'illustre compagnie. « Trop jeune! Delille trop jeune ! s'écria un prélat enthousiaste. Il a près de deux mille ans, il est de l'âge de Virgile! » Il fallut pourtant attendre deux ans le bon plaisir de Richelieu. Delille se résigna facilement à ce délai : il n'avait que trente-quatre ans et Voltaire n'avait été reçu qu'à l'âge de cinquante-cinq. Aucun obstacle désormais ne vint contrarier sa destinée. Nommé professeur de poésie latine au Collège de France, académicien, pourvu de l'abbaye de SaintSéverin, bénéfice simple qui le dispensait d'entrer dans les ordres, le protégé de madame Geoffrin était devenu le favori de Marie-Antoinette et du comte d'Artois.

Quand il publia, vers 1780, le poëme des Jardins ou l'Art d'embellir les paysages, le comte de Schomberg put lui adresser sans fadeur ce joli compliment: « Je vous avais bien toujours dit que vous ne saviez pas lire vos vers. » Pour comprendre la délicatesse d'une telle louange, on n'a qu'à se rappeler le frénétique succès des lectures de Delille dans les salons les plus aristocratiques. « Laissez-moi le voir, disait une dame, quand je ne vois pas ses yeux, il me semble que je ne l'entends pas. » Ses yeux éclataient, en effet, autant que sa parole, quand le lecteur-poëte débitait sur le trépied ses vers retentissants. Dès que la lecture était finie, le triomphateur, le grand homme, descendait en souriant du Parnasse, et personne alors n'était plus aimable, plus

simple, plus modeste et plus doux. On venait de l'admirer avec extase; il fallait l'aimer, le gâter, le bercer, l'enivrer d'encens et de parfums, comme une jolie femme. «Son âme a quinze ans, disait madame Dumolé.... Il inspire tout à la fois les mouvements de curiosité et d'inclination qui ne sont ordinairement sentis que pour un charmant enfant.... » Delille garda toujours cette coquetterie féminine et cette naïveté enfantine dont madame Dumolé se déclare ravie. Il se prêtait comme une petite femme insouciante; il se donnait comme un enfant sans volonté. Quand il s'en allait de Paris à Meudon ou à Auteuil, on l'enlevait sur la route, et cela l'amusait d'être emmené de force où il serait bien allé de son plein gré. C'est ainsi, dit-on, que M. de Choiseul-Gouffier, l'ambassadeur, le conduisit doucement en Grèce et à Constantinople.

Le vaisseau qui portait l'abbé fut attaqué en mer par deux forbans: « Ces coquins ne s'attendent pas, disait le vieil enfant bercé par les flots, à la terrible épigramme que je ferai contre eux. » Avons-nous au moins cette épigramme? Non pas: mais nous avons en revanche le poëme de l'Imagination, qui fut composé à Tarapia, sur le Bosphore, en vue des plages rayonnantes de l'Asie; ce poëme si terne et si froid, qui aurait bien pu fleurir en Islande, et qui pourtant inspira ce vers dithyrambique à un marquis lettré :

L'Imagination est l'ouvrage d'un ange.

De retour à Paris, le poëte-voyageur y fut bientôt effrayé par les tumultes de la Révolution, quoi qu'on ait pu dire après coup de son courage héroïque. La muse frivole et sensible de Delille devait nécessairement mourir avec Marie-Antoinette ou émigrer avec le comte d'Artois. Elle ne mourut pas, la pauvrette; elle préféra émigrer avec la bonne compagnie qui l'avait gâtée. On la vit tour à tour à Bâle, à Brunswick, à Londres, semant sur les chemins toute sorte de poëmes à l'adresse de la vieille France, les Trois Règnes, la Pitié, l'Homme des champs, qui ne valent pas moins que les Jardins, bien que des critiques trop subtils aient marqué jadis quelque préférence pour ce dernier. La vieille France, représentée par la marquise de Pyvant, à Brunswick, lui fit des chaussons de ses blanches mains, les fameux chaussons qui furent le prétexte de ces vers:

Je crains, en l'employant, d'avilir votre ouvrage,
Et le plus malheureux des malheureux humains
N'ose mettre à ses pieds les œuvres de vos mains

A Londres, sous les traits du chevalier de Mervy, ancien officier devenu professeur, elle lui offrit en cadeau une traduction en prose du Paradis perdu de Milton, qui fut bientôt transformée en vers français. Lorsque Delille consentit à rentrer en France, en 4802, il disait que Milton lui avait coûté la vie. Il ne mourut pourtant qu'en 1843, après avoir publié un nouveau poëme, la Conversation, après avoir paisiblement joui pendant dix ans de tous les honneurs attachés à sa renommée sans rivale. La cécité même avait donné la suprême consécration à sa gloire. Celui qu'on avait si longtemps nommé le Virgile français ressemblait presque à un Homère, ou du moins à un Milton. Ses funérailles eurent le caractère d'une cérémonie triomphale: pendant trois jours, son corps embaumé fut exposé sur un lit de parade au Collège de France. M. Tissot, l'héritier de sa chaire, nous peint l'illustre défunt dans tout l'éclat de l'apothéose, le visage découvert, le front ceint du laurier sacré. « Aucun écrivain, dit-il, sans en excepter Ronsard, le favori des rois et l'idole de son temps, n'avait reçu de pareils honneurs. >> Regnauld de Saint-Jean d'Angély, Arnault et Delambre exprimèrent tour à tour le désespoir de la France, au cimetière du Père Lachaise, où Delille fut solennellement enseveli, quoiqu'il eût témoigné le désir de

Dormir au bord d'uu clair ruisseau,

A l'ombre d'un vieux chêne ou d'un jeune arbrisseau.

Nous avons visité la tombe abandonnée de celui qui passa au XVIIIe siècle pour un grand poëte, et nous avons pu dire avec une certaine tristesse, en songeant aux caprices de la gloire : « Ci-gît Delille tout entier! » Que reste-t-il, en effet, du poëte dans ses œuvres? Quelle est aujourd'hui la valeur de cette poésie artificielle? On ne verra plus désormais que des charades, des énigmes, des bouts rimés de salon, dans ces jeux innocents de la littérature descriptive. Delille habillait ses froides pensées comme les marchands de jouets parent leurs poupées du jour de l'an. Rien ne vit, rien ne sent, rien ne bouge dans le tumulus littéraire du poëte bien-aimé de Marie-Antoinette et du comte d'Artois. Après avoir relu ses poëmes, dont nous citons quelques passages à titre de curiosité, nous répétons forcément, en la généralisant sans restriction, l'opinion de M. Tissot sur les Trois règnes: « Ce poëme, regardé comme le triomphe du genre descriptif, l'a décrédité à jamais parmi nous......... Tous les vices de sa manière, les concetti, les antithèses, la symétrie des vers à deux compartiments, l'abus de l'esprit, les transitions sans art y pullulent au point de les

rendre insupportables. » Si jamais quelque éditeur courageux a la singulière fantaisie de publier un choix de Delille, nous lui conseillons de prendre pour épigraphe de son volume ce joli vers de l'Historiogriffe des Chats, Paradis de Moncrif :

Qui plaît est roi, qui ne plaît plus n'est rien!

HIPPOLYTE BABOU.

Œuvres complètes, 1847, un volume grand in-8°, édition Didot.

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