Régnez, par vos calculs hardis, Sur la peuplade littéraire. De Pétersbourg jusqu'à Paris, Tendez le filet salutaire
Où vont se prendre les esprits. Que la clarté se développe Avec chacun de vos pamphlets; Qu'elle étonne par ses reflets Tous les aveugles de l'Europe. Faites galoper vos agens, Extirpez les erreurs funestes;
Mais, pour Dieu! soyez bonnes gens, Et, si vous pouvez, plus modestes. Jamais ensemble on n'accola L'orgueil et la philosophie : Il est la borne du génie; Évitez donc ce travers-là. Avec votre ascendant suprême, Que servent d'étrangers secours? S'il est puissant par ses entours, L'homme n'est grand que par lui-même. Vous êtes vains, doctes héros, Très-vains; en vérité vous l'êtes, Comme si vous étiez des sots. Vos intrigues sont malhonnêtes, Vous protégez des étourneaux, Vos Sévignés sont des caillettes. Mais, surtout, votre dignité, Cette confiance profonde
Dont chacun de vous est doté, Convenons-en, vaut qu'on la fronde. Bien loin d'aimer votre prochain, Vous le menez à la baguette. A vous croire, le genre humain (Vous à part) languit et végète. Dieu même est une idée abstraite,
Dont vous savez seuls tout le fin. Que sommes-nous dans votre prose? De pauvres gens qu'il faut mater, Même, au besoin, persécuter, Afin d'en faire quelque chose.
Du sommet, d'où vous plongez tous Sur notre obscure taupinière,
Vous nous poursuivez dans nos trous Avec des flèches de lumière.
Cela fini, vous rayonnez Et levez votre tête altière En triomphateurs fortunés. D'un laurier banal couronnés, A la file vous courez plaire, Et l'un de l'autre vous prenez Un bel encensoir circulaire, Avec lequel vous vous donnez Le plus doux encens par le ncz; Puis, rentrant dans le sanctuaire, De l'auréole environnés, Vous dictez un cole à la terre, Et ses habitants consternés Attendent, au loin prosternés, Qu'on les fustige et les éclaire. A vos pieds le temps est cité, Les siècles vous servent d'escorte;
S'il va poindre une vérité,
Fût-ce au bout du monde, n'importe!
A l'affût tout exprès planté,
Un sage est là qui vous l'apporte;
Et si le diable vous emporte,
Ce n'est qu'à l'immortalité.
Allons! allons! grands personnages,
Soyez enfin un peu confus;
Bas les masques! on n'en veut plus, On y voit mieux sur les visages.
Pensiez-vous, braves protecteurs, Que vos nains en philosophie, Vos mirmidons littérateurs,
Et vos Linus sans mélodie, Grimpés sur le dos des prôneurs, Allaient, avec leur psalmodie, Élever le temple des mœurs Et la colonne du génie?
Devenez moins vains et plus vrais. Voyez Buffon, que la Nature Initia dans ses secrets:
De sa touche énergique et pure S'est-il enorgueilli jamais? Tous les esprits de même étoffe Ont brillé sans morgue et sans art; Dès qu'on se croit un être à part, On cesse d'être un philosophe. Montaigne fit de ses erreurs L'aveu sincère et magnanime. Bien plus que la soif des honneurs, C'est l'amour du vrai qui l'anime; Il lut en riant dans les cœurs : Ayant l'air d'effleurer l'abime, Il en sonda les profondeurs. Dans son dédale politique Bacon marchait en hésitant; Aucun d'eux ne fut despotique De vous je n'ose en dire autant. Montesquieu, bonnement utile, Allait puiser ses traits divins
Dans une âme douce et tranquille Qu'échauffait l'amour des humains. Corneille, que parfois on nomme Parmi nos auteurs estimés, Lui, que gaiment vous déprimez, Quoique sublime, était bonhomme,
Et, tenez, vous en conviendrez, La Fontaine, qu'en conscience Parfois un peu vous dénigrez, Était pétri de bienveillance. Il vous eût, je crois, admirés, Tant il était plein d'indulgence! Moi-même enfin, que l'on connait Pour le composé bien complet Des plus beaux dons de la sagesse ; Moi qui n'ai plus ce feu follet Dont je fis cas dans ma jeunesse,. Qui, comme on sait, possède à fond Soit les anciens, soit les modernes, Et qui me suis montré profond Dans mon Traité sur les lanternes, On ne m'a point vu m'en targuer. Chacun, sans choquer ma science, Peut librement extravaguer, Se piquer même d'ignorance. Tout obtenir, ne rien forcer," C'est le conseil de la prudence; Il ne faut pas, parce qu'on pense, Contraindre les gens à penser.
Le joli diable ailé, dont l'homme a fait un dieu, Lisait un jour ces fantaisies.
En voyant défiler mes Iris, mes Sylvies :
« Ces petits vers, dit-il, mourront tous avant peu. » Mais ton portrait le frappe, et son œil étincelle:
«Bien t'en a pris de peindre cette belle ! >> S'écria-t-il, de plaisir transporté;
Puis il prend le livret, il l'attache à son aile, Et les voilà partis pour l'immortalité.
Dans son discours de réception à l'Académie française, Rulhières, après avoir noblement caractérisé le grand mouvement d'esprit du XVIIIe siècle, qu'il appelle sans hésiter la Révolution de 4749, remarque avec une profonde justesse que c'est précisément cette Révolution qui a créé dans notre histoire une chose nouvelle, et dans notre langue un mot nouveau: la dignité de l'homme de lettres. Cette belle conquête de tout un siècle, il aurait eu lui-même le droit de la revendiquer comme sa conquête personnelle : car nul ne sut porter en ce temps-là sa noblesse d'intelligence avec tant de fierté. Je sais que l'auteur des Révolutions de Russie était né gentilhomme; mais son nom de Rulhières était en réalité bien moins aristocratique que son prénom de Carloman.
Fils d'un inspecteur de gendarmerie, et venu au monde, non pas dans un château, mais parmi les villageois de Bondy, le jeune Carloman ne semblait pas plus destiné que Rivarol à l'existence des grands seigneurs. Son étoile voulut qu'il fût élevé par les jésuites, au collége de Louis-le-Grand. Ce fut dans cette maison qu'il se lia avec le futur gendre du maréchal de Richelieu, le comte d'Egmont, et beaucoup d'autres jeunes gens dont les familles avaient rang à la cour. L'amitié d'un de ses professeurs, le P. Latour, lui donna de plus la protection du baron de Breteuil, ambassadeur de France en Russie. Grâce à cet illustre patronage, Rulhières courut l'Europe à vingt-cinq ans, et revint de Saint-Pétersbourg, l'imagination toute frémissante des événements
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