La nature, qui parle en ce péril extrême, La voix de l'univers à ce Dieu me rappelle; A de moindres objets tu peux le reconnoître : Elles pourront servir à prolonger tes jours. Trouve un gage nouveau de sa postérité. (La Religion.) PANARD 1694 - 1765 « Plus d'une fois à table, et, comme on dit, entre deux vins, j'avais vu sortir de cette masse lourde et de cette épaisse enveloppe des couplets impromptus pleins de facilité, de finesse et de grâce... Jamais l'extérieur n'annonça moins de délicatesse. » Qui parle ainsi de Panard? C'est Marmontel, qui l'avait surnommé le La Fontaine du vaudeville. Nous admettons volontiers, chez l'ami de Gallet, de Piron, de Collé, la facilité, même la finesse; mais la délicatesse et la grâce, à moins que ces mots n'aient changé de sens, il est assez difficile de les reconnaître dans l'auteur naturel et insouciant des couplets en forme de verre et de bouteille. Comme Vadé, comme Gallet, comme Béranger lui-même, Panard se mit à rimer sans études, ainsi qu'une source jaillit sans connaître les principes de la physique. Relégué dans une petite place de bureau, il s'ignorait peut-être et ne songeait guère à se faire une réputation, lorsqu'il fut découvert par le comédien Legrand, qui mit gaillardement en perce ce tonneau de vin clairet. Une fois le premier jet échappé, ce vin de la chanson coula jusqu'à la lie. Panard moins que personne eût songé à comprimer un seul instant le flot vermeil qu'il voyait s'épancher avec la plus naïve allégresse. Il ressemblait encore plus à La Fontaine par le laisser aller de sa vie que par le caractère de son talent. Si l'on représentait Bacchus enfant comme on représente l'Amour, on pourrait emprunter quelques traits à cette figure toute ronde, où la volonté n'a jamais pesé du poids d'un fétu. Que savait Panard de lui-même et du monde? qu'en voyait-il? Tout juste ce que voit et ce que sait l'enfant le plus simple d'un pays perdu. Il était né les bras ballants et les mains ouvertes, ce joyeux Chartrain qui ne s'aperçut pas un seul jour dans sa vie qu'on pût naître avec des doigts crochus. Il s'égaya pourtant bien des fois aux dépens des procureurs et des notaires, mais comme on s'égaie des Scapins et des Frontins, de tous les larrons fantastiques de la comédie italienne. En réalité, Panard ne croyait pas au mal, au calcul, à l'artifice, à la lutte, à la nécessité, à la volonté, à ce qui lui aurait fait perdre le gracieux équilibre de son innocente ivresse. Ses amis étaient obligés de songer pour lui aux détails les plus vulgaires de l'existence. Abandonné à son instinct somnolent, il serait peut-être mort de faim ou de froid, à la belle étoile. Ce dont je suis sûr, c'est qu'il lui eût été impossible de mourir de soif, à moins qu'on ne l'eût exilé dans la Palestine, sur les bords du Cédron. Panard aimait le vin avec tendresse, avec passion, avec une sorte de piété idolâtre. Il en parlait en souriant et en pleurant : car c'était un bachique sensible à ses heures, quoique son humeur n'eût rien de morose. Quand il se mirait dans son verre plein de rubis en fusion, il serait tombé à genoux pour remercier avec larmes le dieu de tous les chansonniers, le dieu des bonnes gens. Le verre de Panard, je l'ai admiré dans son ample étui de maroquin c'est une relique de l'ancien Caveau, précieusement conservée dans les archives du Caveau moderne. On le retire de l'étui avec respect les jours de cérémonie et de festivité chantante. Il passe de main en main, d'un bout de la table à l'autre; on le contemple, on l'étreint doucement, on le révère; mais personne n'oserait le remplir jusqu'aux bords, afin de le vider d'un seul trait. Le verre de Panard a, dit-on, l'exacte mesure d'une bouteille de bordeaux. Panard le vidait sans effort, avec une aisance héroïque. Aussi mourut-il d'apoplexie. Ce bon homme, que des amis indiscrets auraient voulu lancer dans les belles sociétés où Collé triomphait, où Vadé apprenait aux marquises le langage des halles, ce bon homme était si étranger aux affaires du monde qu'il fut le premier à baptiser Louis XV du surnom de bienaimé. Au XVIIIe siècle, tous les chansonniers sont royalistes. Leur Épicure, commodément attablé au cabaret, ne veut entendre parler ni de pamphlets, ni de religion, ni de politique, ni de philosophie séditieuse. La société de la rue de Buci n'aurait jamais accepté un successeur de Marigny ou un devancier de Béranger. La chanson française qui avait été frondeuse, et qui devait être un jour philosophique et libérale, se contentait alors d'être bachique. Ce qu'on célébrait avant tout, dans ses faciles couplets, c'était l'ambroisie de Bourgogne et le rectar de Champagne, c'était le vin ruisselant dans les verres, et tachant du même coup la nappe et la chanson. Quand le rédacteur du Mercur demandait à Panard quelques vers pour son journal, le chansonnier montrait au journaliste sa boîte à perruque, en lui disant : « Fouillez, prenez ! » Marmontel, usant et abusant de la permission, retirait de la boîte toute sorte de petits chiffons rougis de vin, et Panard de s'écrier: « Le vin, c'est le cachet du génie.» Il était, j'en suis sûr, de bonne foi, lui qui gémissait très-sincèrement de ce qu'on avait enterré Gallet sous une gouttière : « Gallet, disait-il, qui, depuis l'âge de raison, n'avait pas bu un verre d'eau. » Jusqu'à Désaugiers, Panard, que La Harpe mettait au-dessus de tous les chansonniers, est resté le classique représentant de cette muse légère, étourdie, joyeuse, ignorante et chantante, qui régna si longtemps au cabaret, le verre en main, le sourire aux lèvres, et la feuille de vigne sur le front; une petite bacchante-grisette, la vraie bacchante des Parisiens! A côté de Panard, il faut nommer ici, ne fût-ce que par superstition historique, l'épicier Gallet, son grand ami, le vrai fondateur du Caveau. Ce fut dans l'arrière-boutique de l'épicier que se réunirent d'abord,, à sa table, les joyeux convives qui, plus tard, mirent à la mode le cabaret du traiteur Landel. Gallet avait de l'entrain, de la facilité, même de l'esprit. Mais on s'aperçut, raconte Rigoley de Juvigny, qu'il faisait l'usure, et on le pria par écrit, un beau jour, de diner partout ailleurs qu'au carrefour Buci. Ses affaires ayant mal tourné, il fit banqueroute, et se réfugia au Temple, où ses créanciers, ne pouvant l'arrêter, le poursuivaient sans cesse de leurs mémoires; ce qui lui fit dire ce bon mot: « Je loge au Temple des Mémoires. » On en cite un autre de lui, qu'il dit à un prêtre qui venait l'administrer in extremis: « Ah! M. l'abbé, vous venez me graisser les bottes; cela est inutile car je m'en vais par eau. » Il venait de subir douze ponctions; il était condamné à mourir d'hydropisie. Est-il bien essentiel d'ajouter qu'avant sa mort il remboursa tous ses créanciers, intérêt et principal? Parmi tous ses amis de la Pointe Saint-Eustache, ses anciens convives de l'arrière-boutique, un seul lui demeura fidèle jusqu'à la fin: ce fut l'honnête Panard, qui s'écriait dans sa douleur de l'avoir perdu: «< Un ami de trente ans, avec qui je passais ma vie! à la promenade, au spectacle, au cabaret, toujours ensemble !... Je ne chanterai plus, je ne boirai plus avec lui. Il est mort; je suis seul au monde. Je ne sais plus que devenir. » Marmontel, qui avait connu Panard et Gallet chez un joaillier de la place Dauphine, après avoir fait dans ses Mémoires l'éloge de Panard, se résume sur Gallet par ces mots : « C'était un original et un vaurien. >> Les vers de Gallet n'ont jamais été réunis en volume; ils sont éparpillés dans les recueils du temps, où nous nous garderons bien d'aller les chercher. HIPPOLYTE BABOU. OEuvres de Panard, 4 vol. in-12, Paris, 1763. OEuvres choisies publiées par Armand Gouffé, 3 vol. in-48, 4803. Consulter le Nécrologe des hommes célèbres de la France, les Mémoires de Marmontel, le Journal historique de Collé. |