תמונות בעמוד
PDF
ePub

et l'établissement même du gouvernement et de la souveraineté.

Il est donc juste de souffrir patiemment les fautes supportables des souverains, et d'avoir égard à l'emploi pénible et élevé dont ils sont revêtus pour notre conservation. TACITE dit trèsbien: « Il faut supporter le luxe et l'avarice des « souverains comme on fait les années de stéri« lité, les orages et les autres déréglements de «la nature. Il y aura des vices tant qu'il y aura « des hommes; mais le mal n'est pas continuel, « et on en est dédommagé par le bien qui arrive « de temps en temps. »

Mais si le souverain pousse les choses à la dernière extrémité, que sa tyrannie soit insupportable, et qu'il paraisse évidemment qu'il a formé le dessein de ruiner la liberté de ses sujets, alors on est en droit de se soulever contre lui, et même de lui arracher des mains le dépôt sacré de la souveraineté.

C'est ce que je prouve 1o par la nature de la tyrannie, qui par elle-même dégrade le souverain de sa qualité. La souveraineté suppose toujours une puissance bienfaisante; il faut à la vérité donner quelque chose à la faiblesse inséparable de l'humanité; mais au-delà, et lorsque les peuples se trouvent réduits à la dernière extrémité, il n'y a plus de différence entre la tyrannie et le brigandage; l'un ne donne pas plus de droit que l'autre, et l'on peut toujours légitimement opposer la force à la violence.

2o Les hommes ont établi la société civile et le

gouvernement pour leur plus grand bien, pour

se retirer des troubles et se délivrer des maux de l'état de nature; mais il est de la dernière évidence que si les peuples étaient dans l'obligation de tout souffrir de leurs souverains, et de ne résister jamais à leurs violences, ils se trouveraient réduits dans un état beaucoup plus fàcheux que n'était celui dont ils ont voulu se mettre à couvert en établissant la souveraineté. Certainement on ne saurait jamais présumer raisonnablement que telle ait été l'intention des hommes.

En effet, dans l'état de nature ils n'avaient que des égaux à craindre; mais dans la société civile dont, le chef est un tyran, chacun doit craindre une force qui est égale à la somme de toutes les forces particulières de la nation. Dans l'état de nature il peut résister à un agresseur, et le dompter même; mais dans la société civile il est sûr de succomber.

3o Un peuple même qui s'est soumis à une souveraineté absolue n'a pas pour cela perdu le droit de se mettre en liberté ou de penser à sa conservation lorsqu'il se trouverait réduit à la dernière misère, La souveraineté absolue en ellemême n'est autre chose que le pouvoir absolu de faire du bien. Or le pouvoir absolu de faire du bien, ou le pouvoir absolu de procurer du bien à quelqu'un, et le pouvoir absolu de le perdre à sa fantaisie, n'ont ensemble aucune liaison. Concluons donc que jamais aucun peuple n'a eu in

tention de se soumettre à un souverain jusqu'à ne pouvoir jamais lui résister, pas même pour sa propre conservation.

Nous avons même prouvé ci-dessus que personne ne peut renoncer à sa liberté jusque-là : ce serait vendre sa propre vie, celle de ses enfants, sa religion, en un mot tous ses avantages; ce qui certainement n'est pas au pouvoir de l'homme. On peut illustrer cette matière par la comparaison d'un malade et de son médecin. Si donc un peuple a toujours le droit de résister à la tyrannie manifeste d'un prince, même absolu, à plus forte raison aura-t-il le même pouvoir à l'égard d'un prince qui n'a qu'une souveraineté restreinte et limitée, s'il veut empiéter sur ce qui ne lui appartient pas.

Il faut effectivement souffrir patiemment les caprices et les duretés de nos souverains, aussi bien que la mauvaise humeur de nos pères et mères; mais, comme dit Sénèque, « quoiqu'on « doive obéir à un père en toutes choses, on n'est «< point tenu de lui obéir quand ce qu'il com« mandé est tel qu'en le commandant il cesse « par là même d'être père. »

Mais il faut bien remarquer ici que lorsque nous disons que le peuple est en droit de résister à un tyran, ou même de le déposer, on ne doit pas entendre par le peuple la vile populace ou la canaille du pays, ni une cabale d'un petit nombre de séditieux, mais bien la plus grande et la plus saine partie des sujets de tous les ordres du

royaume. Il faut encore, comme nous l'avons dit, que la tyrannie soit notoire et de la dernière évidence.

Trois remarques feront sentir que le jugement que nous accordons ici au peuple lui convient très-bien, et qu'il doit même s'en charger.

pas

La première est, comme on l'a déjà dit, que par ce mot de peuple on n'entend la vile populace du pays, mais la plus saine partie des sujets, la plus modérée, et la plus capable de porter un jugement équitable dans une matière si délicate.

La seconde remarque est que la souveraineté dérivant d'une convention à laquelle sont attachées certaines conditions, tacites si la souveraineté est absolue, expresses si la souveraineté est limitée, il s'ensuit que ce n'est qu'au peuple qu'il appartient de juger si le souverain s'acquitte des engagements pris lors de son élévation. Car dans toute convention il n'appartient qu'aux parties contractantes de voir si l'on s'acquitte réciproquement des conditions stipulées dans la con

vention.

Règle qui convient d'autant mieux ici que le souverain et les sujets se trouvent entre eux dans l'état de nature, n'y ayant point de juge pour se mêler de leurs différends.

Enfin nous avons déjà observé que la nature de la souveraineté et le bien de l'État ne souffrent point que les citoyens s'opposent au supérieur toutes les fois que ses commandements ou ses démarches leur paraîtront injustes ou préjudicia

bles. Ce serait retomber dans l'état de nature et rendre le gouvernement impossible. Un sujet doit souffrir avec patience de la part du prince les injustices douteuses et les injustices supportables; les premières, par la raison que quiconque s'est soumis à un juge ne peut plus juger lui-même de ses prétentions : les injustices supportables doivent être sacrifiées à la paix et au salut de l'État en faveur des grands avantages que l'on retire de la société. On présume de droit que tout citoyen s'est engagé tacitement à cette modération, parce que sans elle la société ne saurait subsister. Mais lorsqu'il s'agit d'injures manifestes et atroces; lorsqu'un prince, sans aucune raison apparente, voudrait nous ôter la vie ou nous enlever des choses dont la perte rend la vie amère, qui disputera au peuple le droit d'en juger et de le punir même ? Ce jugement, dans le cas où nous l'accordons au peuple, est-il si difficile, si compliqué qu'il puisse s'y tromper? D'ailleurs ce même peuple n'a-t-il pas une obligation sacrée et inviolable de veiller à sa conservation, et le droit par conséquent de juger sur tout ce qui peut contribuer ou s'opposer à l'observation de ce grand devoir ? Où est-il dit qu'il a le droit d'écarter tout ce qui s'oppose à sa conservation et de le repousser même par la voie de fait, à l'exception de ce que le souverain aitenterait contre sa vie, ses biens, son honneur, etc.? Peut-on s'imaginer que l'homme, dans ses engagements politiques avec le souverain, lui ait

« הקודםהמשך »