Il importait de ne pas négliger ces traits saillants de la physionomie de Jodelle, parce qu'ils nous semblent n'avoir jamais été suffisamment signalés. La connaissance du poëte par l'homme devait ainsi se compléter. Revenons cependant plus particulièrement au poëte. Le style de Jodelle, avec bien des caractères communs aux écrivains de son école, se distingue par des singularités de tours, des hardiesses de forme et d'expression bien aventureuses souvent, d'un goût bizarre, d'un procédé qui sent la hâte du travail et l'insouciance de la perfection; mais tous ces défauts, et d'autres encore, si l'on veut, fondus avec d'incontestables qualités natives, donnent à son art très-imparfait un cachet personnel qu'il est curieux d'étudier. Parmi ces ardents chercheurs de nouveautés, qui, au moment de ses débuts, s'empressaient à la conquête, aucun n'a été plus que Jodelle libre d'allure, confiant dans les principes de sa foi littéraire, prompt à les appliquer à toutes formes de sa conception facile; plus preste exécutant, en un mot, dans tous les tons du nouvel instrument poétique qui venait d'être créé. Il a brisé le vers alexandrin surtout par une infinie variété de coupes, qui font paraître, sous ce rapport, les audaces de notre école romantique bien modérées. Un fin goût d'art, il est vrai, ne dirigeait pas toutes ces tentatives, et rien n'était aussi voulu, dans ces détails, qu'on pourrait le penser; une fois le système adopté, Jodelle se laissait aller avec délices aux hasards de cette verve exubérante, qu'il se complaisait, ainsi que ses contemporains, à nommer son démon: Ma muse, ou ce démon qui me fait tant de dons, Que l'on me met moy-mesme au rang des hauts démons. Le démon faisait parfois, en effet, des dons heureux; mais il est rare que le capricieux lutin ne verse pas très-vite la corne d'abondance de quelque mauvais côté. Orgueilleux et insouciant improvisateur, Jodelle est le plus étonnant exemple de l'incurie d'un poète pour la conservation de ses œuvres. Il se contenta presque toujours de lire ou de réciter ses vers; son brillant débit en voilait les défauts; et le vivant murmure du succès passager lui faisait oublier les soins de l'avenir. A sa mort, advenue en pleine force de virilité, ses amis et ses admirateurs s'unirent pieusement pour rassembler les éléments épars de son monument poétique. La matière de plusieurs volumes fut ainsi remise entre les mains de son enthousiaste éditeur et biographe, Charles de La Mothe. Un de ces volumes, très-copieux en texte, a seul paru. C'est tout ce que la postérité peut connaître des très - nombreuses productions de Jodelle, et cela suffit. On conçoit d'ailleurs que cette mort qui vint le surprendre au milieu de la vie et dans le moment le plus tourmenté des luttes politiques ne lui ait pas permis plus de sollicitude pour son œuvre et sa mémoire. Cette fin du poëte de cour fut triste et découragée; le dernier accent de sa muse fut une plainte amère contre l'ingratitude de Charles IX. « En son extrême faiblesse, d'une voix basse et mourante, » dit Charles de La Mothe, qui était là, il récita à ses amis ce suprême reproche au jeune roi, qui devait lui-même bientôt mourir, et qui, à cette heure horrible de son règne, avait trop de motifs d'oublier la poésie et les poëtes. PIERRE MALITourne. Les OEuvres et Meslanges poetiques d'Estienne Jodelle, sieur de Lymodin; revues et augmentées en ceste derniere edition. Lyon, Benoist Rigaud, 4597. V. sur Jodelle: Bibliothèque françoise, de l'abbé Goujet; Mémoires pour servir à l'Histoire des hommes illustres, du P. Niceron; les Vies des Poëte (manuscrites), de G. Colletet. Consulter encore Du Verdier, Charles de La Mothe, etc.; SainteBeuve, Tableau historique de la Poésie française au XVI° siècle; Gérusez, Essais d'histoire littéraire. A SA MUSE Tu sçais, ô vaine Muse, ô Muse solitaire Tu sçais que, plus je suis prodigue de ton bien, Tu sçais que seulement toute chose est aimée, Tu sçais que l'on ne sçait où gist la volupté, Tu sçais que la vertu, qui seule nous rachète Tu sçais que, tous les jours, celuy là plus la fuit Tu sçais que le plus fol prend bien le nom de sage, Tu sçais que quelques uns se repaissent d'un son, Tu sçais que, moy vivant, les vivans ne te sentent": Et plus sont creus ceux là qui, plus effrontez, mentent. Tu sçais que le sçavoir n'a plus son vieil honneur, Tu sçais comment il faut gesner ma contenance, Tu sçais que tous les jours un labeur poetique Tu sçais que si je veux embrasser mesmement 2 Bref, tu sçais quelles sont les envieuses rages 3 Mais tu sçais bien aussi, (pour neant 3 aurois-tu 4 Tu sçais que la vertu n'est point recompensée, Pour elle seule doncq je me veux employer, Si doncq'un changement au reste je n'epreuve, AUX CENDRES DE CLAUDE COLET Si ma voix, qui me doit bien tost pousser au nombre Des immortels, pouvoit aller jusqu'à ton ombre, Colet, à qui la mort 1 Se montra trop jalouse et despite 1 d'attendre Si tu pouvois encor sous la cadence saincte Que tu te ravissois dessous tant de merveilles, Tu ferois escouter à la troupe sacrée Les mots que maintenant, devot en mon office, 3 Mais, pour ce que ma voix, adversaire aux tenèbres, Ne pourroit pas passer par les fleuves funèbres Qui de bras tortillez Vous serrent à l'entour, et dont, peut estre, l'onde Il me faut contenter, pour mon devoir te rendre, Bien que ce soit en vain, 4 Que ceste horrible Sœur qui a tranché ta vie, Ne trancha point alors l'amitié qui me lie, Où rien ne peut sa main. 1 Pour dépitée. 2 De son vivant. 3 Parce que. • La Parque. |